Musique, histoire et politique
De Monteverdi à John Adams
Depuis l'époque classique, la tradition littéraire veut que le théâtre traite de sujets nobles, et partant, a longuement raconté les complots à la cour et les aventures des empereurs antiques. Ainsi, chez Racine comme chez Haendel, on a souvent affaire à des personnages historiques. Par exemple, dans Le Couronnement de Poppée (Monteverdi) ou Jules César (Haendel). Plus tard, Mozart composait La Clémence de Titus à l'occasion du couronnement du roi de Bavière, Léopold II. Dans tous les cas ici cités, l'action se bâtit moins sur la situation politique que sur des intrigues intimes et particulières.
Très vite, l'histoire n'a plus seulement servi de prétexte aux compositeurs et rédacteurs de livrets. À partir du XIXe siècle, lorsque l'opéra se sert du matériau historique, il le place au centre de l'intrigue, et en fait le sujet de l'œuvre à part entière. C'est le cas par exemple de Khovanchtchina de Moussorgski, qui raconte la révolte opposant les Vieux Croyants et les Nouveaux Orthodoxes en Russie au XVIIe siècle ; mais c'est aussi le cas de nombreux opéras de Verdi, qui comme Don Carlo, relatent directement des grands événements historiques et politiques. Wagner, de son côté, remonte au Moyen-Âge pour animer ses récits. À chaque fois, les personnages sont dotés d'une grande profondeur psychologique.
Mais il faut attendre le XXe siècle pour que les compositeurs cessent de faire appel à des époques révolues et traitent au contraire de problèmes d'actualité, comme l'a fait par exemple Chostakovitch dans ses Septième et Huitième symphonies, directement inspirées par les conflits qui sévissaient lors de la Seconde Guerre mondiale. John Adams, lui, compose Doctor Atomic, un opéra relatif à Robert Oppenheimer et à la Bombe A. Récemment, le réalisateur Larry Weinstein sortait Mulroney : L'Opéra, une comédie consacrée à l'ancien premier ministre canadien Brian Mulroney.
C'est au XXe siècle également que les hommes politiques prennent pleinement conscience de l'utilisation qu'ils peuvent faire de la musique. Quelques décennies plus tôt déjà, les partisans de l'unification de l'Italie taguaient sur les murs « Viva Verdi », prenant pour héros le compositeur de Patria oppressa, dont le nom est aussi l'acronyme de « Vittorio Emanuele Re d'Italia ». Cette approche atteint son apogée dans les années 1930 en Allemagne nazie, où le IIIe Reich pointe du doigt des compositeurs, le plus souvent juifs, dont il interdit les œuvres. En parallèle, Hitler et ses hommes mettent en valeur des compositeurs germaniques dont ils s'approprient l'idéologie (Wagner en tête), ou qu'ils cherchent à utiliser à des fins politiques (comme Beethoven, dont la Neuvième Symphonie sera jouée de nombreuses fois entre 1933 et 1945, avant d'être choisie pour un tout autre usage, comme hymne de l'Union Européenne). Après la guerre, certains musiciens sont accusés d'avoir collaboré avec les nazis (comme Furtwängler, dont la figure est aujourd'hui controversée), alors que d'autres, comme Toscanini, sont portés aux nues pour s'être engagés en défaveur de l'Allemagne nazie. En URSS, le Parti communiste presse les compositeurs soviétiques à s'adonner au réalisme socialiste. C'est dans ce contexte que Chostakovitch compose la musique du ballet Bolt, qui chante la gloire du prolétariat. Aujourd'hui encore, la politique continue de se mêler de musique, comme en Israël où Daniel Barenboim a eu toutes les peines du monde à faire jouer Wagner en 2001, ce qui lui a valu un appel au boycott de la part de la commission culturelle de la Knesset.
De vastes projets musicaux à visée politique ont également vu le jour ces dernières années : de concert avec Edward Said, Daniel Barenboim a par ailleurs fondé un orchestre réunissant des jeunes issus d’Israël et des territoires palestiniens, le West-Eastern Divan Orchestra. Au Venezuela, José Antonio Abreu fonde El Sistema, qui se sert de la musique comme d'un facteur d'intégration sociale. El Sistema a vu naître des branches un peu partout dans le monde ces dernières années. Quelle histoire peut-on lire à travers le répertoire musical ? Comment les compositeurs se sont-ils faits les témoins des climats politiques dans lesquels ils ont vécu ? Quelle utilisation les hommes politiques ont-ils fait de la musique, et comment des artistes actuels mettent-ils la musique à leur service pour poursuivre des fins politiques ?